Paul Alliès, Professeur honoraire à l’Université de Montpellier
Emmanuel Négrier, Directeur de Recherches CNRS, CEPEL-Université de Montpellier
juin 2014
La réforme territoriale annoncée par François Hollande ce 2 juin 2014 porte sans nul
doute les stigmates d’un régime excessivement présidentialisé. Mais elle a le mérite
d’engager la France dans un processus de modernisation d’un système de
« collectivités locales » passablement archaïque du point de vue des changements
opérés ces dernières décennies en Europe. L’absence de choix entre niveaux de
conduites de politiques publiques, le maintien des Départements comme pivots
politico-administratifs de la décentralisation, la création d’un niveau supplémentaire –les Agglomérations- échappant au principe de l’élection directe, la reproduction d’un
paradigme uniforme pour fixer les compétences des Régions, tout ceci explique le
blocage de société qui caractérise le territoire de la République. On partira ici d’un
diagnostic qui devrait permettre, au de-là des querelles sur les découpages, une
réelle promotion des Régions dans un dispositif rénové.
Les Régions françaises se distinguent toujours de leurs homologues européennes
par une très faible institutionnalisation que n’ont modifié ni la loi constitutionnelle du
28 mars 2003 qui constitutionnalise pour la première fois la Région, ni la loi du 13
août 2004 qui lui transfère de nouvelles compétences, ni celles qui ont suivi depuis.
Deux raisons au moins à cela : la clause de compétence générale donnée à toutes
les collectivités locales et qui leur permet de sortir du domaine de leurs compétences
spécifiques ; l’absence d’ordre politique entre niveaux de collectivités. Même le
timide « chef de filat » prévu en 2004 n’a pas connu de réelle application. Sans
doute les Régions ont profité de cette mise en concurrence. Au-delà de leurs
compétences exclusives (le développement économique, la formation
professionnelle, la construction et l’entretien des lycées, l’équipement des
universités, l’organisation des transports ferroviaires de voyageurs d’intérêt régional
et désormais la santé), elles sont intervenues dans les registres aussi divers que
l’aménagement du territoire, le tourisme, l’environnement, l’action culturelle, la
recherche, les infrastructures de communication. Cela se fait à la marge de la
légalité, donnant à « la décentralisation à la française » cette allure d’illisibilité de l’action publique qui fait chuter le taux de participation des citoyens à toutes les
élections locales. A cet exercice confusionnel des compétences et leur financement
croisé s’ajoute la complexification des territoires. Les 21 Régions métropolitaines
ont à faire à 36.552 communes, 13.400 syndicats à vocation unique ou mixte, 2.145
EPCI à fiscalité propre (dont 222 communautés d’agglomération), 96 départements
et leur 4039 cantons sans oublier 3 territoires d’outre-mer et 3 collectivités à statut
particulier. Bientôt 11 Métropoles. Et encore faut-il faire entrer en ligne de compte
l’État ainsi que les programmes de l’Union Européenne et leur zonage. Si l’on veut
que la Région s’affirme comme un territoire de décision démocratique de référence,
comment configurer ses rapports à ce tissu institutionnel ?
A. Vis-à-vis du pouvoir communal-communautaire
Le succès des EPCI (99% des communes et 94% de la population sont dans un
régime d’intercommunalité) en fait un quatrième type de collectivité locale sans
statut constitutionnel ni légitimité démocratique. Une incontournable dynamique s’est imposée à leur profit qui autorise divers scénarios où se distingueraient les
« intercommunalités communalistes » à base cantonale, des « communautaristes »
avec les grandes agglomérations, les pays et les parcs naturels régionaux. C’est
avec ces quelque 450 entités de projets contractualisés que les Régions ont à jouer
pour affirmer un rôle de fédérateur des territoires. C’est là qu’elles démontreront
leurs capacités de programmation et d’expertise, de pilotage de synergies
productives (entre entreprises, universités, pôles de recherche et ces collectivités de
projets). C’est là aussi qu’elles pourraient inventer de nouvelles formes
démocratiques avec la généralisation des conseils de développement et le
renforcement des Conseils économiques et sociaux qui pourraient devenir des lieux
de proposition où des citoyens côtoient des élus. Une application stricte du cumul
des mandats et la dissociation des fonctions délibératives et exécutives aussi bien
dans les conseils communautaires que régionaux devraient l’encourager, surtout si
les Départements devaient évoluer vers des assemblées de conseillers d’EPCI.
B. Vis-à-vis des Départements
Ce sont eux qui ont reçu toujours plus de compétences de la part de l’État au prix
d’une possible paralysie, ce défaussement de l’État se faisant dans des secteurs où
l’investissement de celui-ci devenait problématique ; au prix aussi d’une possible
asphyxie financière. Ils sont en train de devenir des échelons administratifs contraint
à des dépenses obligatoires, bien que leur partenariat avec les quelque 2.500 EPCI
restés communalistes et inter-cantonaux puisse leur donner un semblant de vigueur.
Cela devrait passer alors par une réforme électorale (le scrutin de liste) ou par un changement de nature de la composition des « conseils généraux », ceux-ci
réunissant des délégués de structures intercommunales. Les Régions pourraient
donner une cohérence plus grande aux contrats de ville et de pays. La
généralisation de ces contrats infrarégionaux en mobilisant les Départements
pourrait changer la donne de la contractualisation telle que jusqu’ici l’État l’a traitée.
L’arrivée des Métropoles dans ce paysage est évidemment essentielle pour garantir
une dynamique européenne des nouveaux territoires.
C. Vis-à-vis de l’État
Celui-ci n’assume plus ses fonctions d’investisseur et d’aménageur du territoire. La
France bat sans doute les records européens d’inexécution budgétaire des
engagements centre-périphérie. Toutes les collectivités sont touchées. La minoration
de la part de la fiscalité locale dans les budgets régionaux aboutit à une véritable
tutelle financière. Des transferts comme celui des 95.000 agents de l’Education
Nationale ont dénaturé le rôle de la Région comme collectivité de mission et de
projet. La renationalisation cyclique de la conception, du contrôle et de l’évaluation
des programmes européens parachève ce tableau. Le renversement de ce système
suppose des transferts de compétences et de ressources humaines en provenance
des administrations territoriales de l’État. Depuis une décennie, celui-ci a opéré un
changement d’échelle depuis un centre de gravité départemental vers une certaine
régionalisation des services. Naturellement, il ne s’agit pas de doter les régions,
actuelles ou récemment projetées par les annonces présidentielles, de moyens
équivalents à ceux des grandes régions de pays fédéraux ou quasi-fédéraux. Qu’on
en juge par un exemple : la réunion des deux régions méridionales de LanguedocRoussillon et de Midi-Pyrénées aboutirait à un ensemble de près de 6 millions d’habitants, assez proche de la Catalogne voisine, en Espagne (7,5 millions). Mais l’addition, sans nouveau transfert, de leurs budgets respectifs aboutirait à moins de 3 milliards d’euros, tandis que le budget catalan dépasse les 30 milliards. Un tel écart est certes à mettre au crédit d’une diversité structurelle du fait régional en Europe.
Cependant, chacun sent qu’une véritable réforme régionale, à la mesure des
ambitions affichées par le président Hollande, n’aura de sens que nourrie par des
transferts significatifs de ressources en provenance de l’État, et notamment de ses
échelons territoriaux. Cette décentralisation sans déconcentration parallèle
confirmera une inversion dans le modèle français d’administration territoriale, avec
un État qui, loin de suivre le changement d’échelle proposé à des régions
fusionnées, réduirait sa présence territoriale en se recomposant a minima à l’échelle
départementale. À ce scénario s’oppose une lecture fiscale et financière de la
réforme territoriale, conçue pour redonner à un État exsangue quelques marges de
manœuvre en accentuant la pression sur des collectivités territoriales ne disposant pas des moyens de leurs nouvelles attributions. Ce renversement systémique implique également une extension du pouvoir réglementaire régional ou une reconnaissance d’un pouvoir législatif secondaire aux Régions comme c’est le cas
dans un nombre grandissant de pays européens. Il semble souhaitable que soient
strictement garantis :
1°) l’équivalence et l’indexation de transferts financiers à euros
constants correspondant aux attributions transférées par l’Etat après évaluation de
l’état des lieux et selon le suivi établi par un observatoire des compétences au
niveau national et au statut indépendant ou paritaire.
2°) la définition d’une fiscalité
propre par partage de produits de taxes ou impôts indirects assurant une réelle
autonomie de choix aux assemblées locales.
3°) la réforme en profondeur de la
fiscalité locale dont l’assiette se réduit comme peau de chagrin et dont l’injustice et
l’archaïsme sont une source d’inégalités contre lesquelles les élus locaux ne peuvent
rien.
4°) l’autonomie financière des collectivités (tels que le proposaient les rapports
Mauroy et Balladur), corrigée par des mécanismes de péréquation qui supposent la
simplification des concours de l’État et l’augmentation de sa contribution à
l’équipement des collectivités qui sont le terrain des plus fortes inégalités. La DGF
pourrait ainsi devenir l’outil principal et efficace de la redistribution.
D. Vis à vis de l’Union Européenne
La régionalisation doit contribuer à la redéfinition, au niveau communautaire et à
partir de la notion de “biens communs” acceptée par les traités, d’une sphère de
l’intérêt général (la santé, l’éducation, la recherche, l’énergie) et d’un modèle de
service public à l’européenne où l’État aura un rôle déterminant, y compris à travers
une politique industrielle. L’heure n’est plus, si elle l’a jamais été, à la peur d’une
“Europe des régions”. Les statuts des Régions au sein des États membres de l’UE
varient presque à l’infini, depuis celles des « nationalismes minoritaires » à celles
des « gouvernances » de basse intensité. En France les pouvoirs locaux ne seront
pas en opposition au pouvoir d’État si celui-ci organise et encourage la diversité et
une nouvelle division du travail avec les collectivités territoriales pour une présence
renforcée dans la définition des politiques publiques européennes.